JACQUES DELILLE
(1738-1813)
S'il est une
gloire littéraire oubliée de nos jours,
Jacques Delille (1738 - 1813), dit "l'abbé" bien
qu'il n'ait jamais prononcé de vux, fut en son
temps un illustre poète titulaire de la chaire de
poésie latine au Collège de France en 1773,
élu à l'Académie Française en
1774. Une rue de
Saint-Dié-des-Vosges porte son nom. Au départ,
il n'a pourtant rien à voir avec les Vosges. Il
était né à Aigueperse en Auvergne, mais
il vécut quelque temps à "Saint-Diez",
rebaptisée Ormont, pendant la Révolution.
Cette Révolution, il l'avait vue venir sans plaisir :
La politique a tout perdu, on ne cause plus à Paris,
écrivait-il en 1789 à une dame
réfugiée à Rome, comme le rapporte dans
ses Portraits littéraires Sainte-Beuve qui
précise : il n'émigra point pourtant mais,
inoffensif, généralement aimé, se
couvrant du nom de Montanier-Delille, et de plus en plus
rapproché de sa gouvernante, qui passa bientôt
pour sa nièce et devint plus tard sa femme, il
baissait la tête en silence durant les années
les plus orageuses [...] Peut-être sa
gouvernante, qui avait pris sur lui un empire absolu,
espérait-elle, en le retenant à Paris, se
faire dès lors épouser. Elle y parvint,
la mâtine, puisque Sainte-Beuve écrit plus loin
: De Saint-Diez dans les Vosges, patrie de Mme Delille,
où il alla d'abord et où il acheva la
traduction de l'Énéide, Delille partit pour la
Suisse. Curieuse personne que cette Mme Delille ! Fille
aînée de Jacques Vaudechamps, maître
d'école puis chantre à Mandray, et de Odile
Idoux, elle était née dans cette commune
proche de Saint-Dié-des-Vosges en 1772. Elle passa sa
jeunesse en notre ville où son père
était venu vivre à l'heure de la retraite.
Elle devint domestique à Nancy puis femme de chambre
dans un hôtel de Metz où elle rencontra celui
qui devait l'épouser bien plus tard, en 1801. Georges
Baumont écrit : Marie-Jeanne Vaudechamps était
partie chercher fortune à Paris. Sinon la fortune,
elle y avait trouvé un compagnon qu'elle ramenait
avec elle (début 1795) et qui n'était rien de
moins que le plus grand poète du temps, Jacques
Delille. En réalité, ce dernier l'avait prise
comme chambrière personnelle et emmenée
à Paris. Les anecdotes
abondent sur le séjour du réfugié
Delille en notre ville. A la fin du siècle dernier,
on montrait encore, selon Auguste Stegmüller, au pied
du Cambert, non loin de la ferme Salzmann, un tilleul sous
lequel il aimait à rêver et à
écrire. Selon une autre version, il s'asseyait au
lieu-dit La Chartreuse pour composer ses poèmes au
pied d'un chêne. Au sujet de la
gouvernante de l'ancien "abbé" Delille, devenue son
épouse, Henri Bardy note sur le ton de la litote
qu'elle lui procura, en ménage, une somme assez
modique de bonheur... Le couple vivait rue des Trois-Villes
chez les Phulpin-Febvrel, une famille de
francs-maçons. Parmi les pères de la
franc-maçonnerie à Saint-Dié, on trouve
en effet Louis Febvrel père, né en 1751,
président du tribunal de première instance,
Louis Melchior Febvrel fils, né en 1786, avocat, et
Jean Charles Phulpin, né en 1773, fabricant. Chez les
Phulpin-Febvrel, Delille, franc-maçon lui-même,
traduisait, pendant que régnait la Terreur à
Paris, l'Énéide et travaillait à son
poème des Trois-Règnes. Il aimait,
écrit Baumont, la beauté grave de la montagne
vosgienne et montait à la roche des Cailloux, au
Paradis, à la côte Saint-Martin. On le
rencontra même en excursion sur les
Hautes-Chaumes. A la demande du
conseil municipal et des jeunes gens de Saint-Dié qui
donnaient une fête aux jeunes personnes de la ville,
il écrivit pour la Fête de la Jeunesse du 10
germinal de l'an IV (30 mars 1796) une chanson au pied de la
côte Saint-Martin non loin de l'oratoire de
Déodat. La tradition populaire, écrit Albert
Ronsin, conserve le souvenir de l'orme sous lequel il venait
méditer. Albert Ohl des Marais précise : Au
cours de cette fête annoncée au son de la
cloche et de salves d'artillerie, les élèves
entonnèrent un chant guerrier suivi par l'un d'eux
d'une cantate spécialement composée par
Jacques Delille. "Saint-Diez",
ville d'accueil, donnait ainsi à Jacques Delille
l'occasion de vivre quelques moments de bonheur. En 1796, il
avait cinquante-huit ans et Marie-Jeanne n'en avait que
vingt-quatre. Imaginez cet Académicien admiré,
encore... vert, en qui la France vénérait
à la fois le Virgile et le Milton français, se
promenant en ville au bras d'une Vosgienne, fraîche et
gaillarde brune de vingt printemps (Georges Baumont).
Dès lors, heureux, tranquille et reconnaissant, le
poète ne pouvait manquer de chanter dans ses vers sa
jeune compagne et la montagne déodatienne
: Ce havre de
paix ne devait malheureusement servir de décor que
pour un trop bref moment de sa vie. L'errance,
l'émigration allaient reprendre. Et l'on ne peut
terminer cette évocation du couple Delille sans
livrer au lecteur ce savoureux extrait des Mémoires
d'Outre-Tombe de Chateaubriand qui confirme indirectement
que Jacques Delille et sa femme vécurent sous nos
cieux, embaumés de l'odeur balsamique des sapins, une
idylle qui s'assombrit par la suite sous le ciel gris et
pluvieux de Londres : L'abbé Delille, chassé
du continent par le débordement des victoires
républicaines, était venu aussi s'installer
à Londres [en 1798]. L'émigration le
comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos
malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait
beaucoup ; il le fallait bien ; car madame Delille
l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait
gagné sa journée par un certain nombre de
vers. Un jour, j'étais allé chez lui ; il se
fit attendre, puis il parut, les joues fort rouges : on
prétend que madame Delille le souffletait ; je n'en
sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu. Marie-Jeanne
Delille, née Vaudechamps à Mandray : une
"âme forte", un "caractère", un personnage
à la Jean Giono.
* Extrait
du livre "Saint-Dié-des-Vosges, une
histoire de liberté" de
François
JODIN.
Prête à mes vers ses sons touchants ;
Ce lieu charmant est sa patrie,
Il a double droit à mes
chants.(Vaudechamps
vaut deux chants. Delille l'a-t-il fait exprès
?)